Sonneries et techniques traditionnelles pour faire sonner les cloches

Aragon et Castilla sont deux provinces historiques de l'Espagne où nous avons recueilli, ma femme et moi, le travail des derniers sonneurs traditionnels, grâce à des bourses du Ministerio de Cultura et de la Diputación General de Aragón. Nous allons voir sur vidéo plusieurs techniques pour faire sonner les cloches, en partant des plus simples. J'essaierai aussi de vous presenter un autre aspect des cloches, c'est à dire les cloches comme le plus important moyen de communication traditionnel, encore vivant pour un grand nombre de villages et petites villes de la plupart des pays ou provinces dont l'Espagne se compose.

Ce deuxième aspect est de la plus grande importance, car les sonneries de cloches sont considérées presque partout en Espagne comme une façon de produire des messages, et non comme de la musique. Plusieurs des sonneurs jouent des instruments, et même certains sont des professeurs de solfège; ils se sentent presque offensés si on leur dit qu'ils font de la musique avec leurs cloches. Comme ils disent, "yo no hago música, toco campanas" ("je ne fais pas de la musique, je joue les cloches"). Il faut dire, comme vous allez voir, qu'ils n'emploient que peu de cloches: deux, trois, parfois cinq ou six, mais on pourrait leur dire, en paraphrasant le bourgeois gentilhomme, qu'ils font de la musique sans le savoir, surtout lorsqu'on entend leurs rhythmes.

On trouve partout l'idée de communication: les autres habitants du village ou de la ville, en parlant de leurs cloches, reviennent toujours à cette idée: "antes oías las campanas en el campo y sabías si se había muerto alguien o si pasaba algo... y te enterabas de la fiesta y te alegraba aunque no estuvieras allí..." ("tu entendais avant les cloches, lorsque tu étais dans les champs, et tu savais si quelqu'un était mort ou bien s'il arrivait quelque chose... et tu apprenais s'il y avait la fête et cela te réjouissait même si tu n'y étais pas..." Il faut dire, finalement, que toutes les cloches de la tour étaient jouées pour la plupart des messages. Cela veut dire que les sonneries pouvaient être comprises en "lisant" les ryhtmes employés et l'ordre de ces rythmes. Les cloches n'avaient pas de rôles qui leur étaient associés (la cloche du marché, la couvre-feu): la sonnerie, le rythme étaient le message.

Pour en revenir à nos carillons (nous y sommes à un congrès de la Guilde des Carillonneurs de France!) on pourrait dire, pour le moins de façon provisoire, que les carillons, avec beaucoup de cloches accordées, sont faits pour faire de la musique, et se basent sur une mélodie. Les sonneurs, et je pense que ce modèle que je dois developper est valable partout, emploient peu de cloches, pas toujours accordées, pour faire de la communication, et se basent sur des rythmes.







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beaucoup de clochespeu de cloches
cloches accordéescloches pas toujours accordées
"musique""communication"
musique mélodiquemusique rythmique


Cette introduction était un peu longue mais elle me semblait nécessaire pour arriver à comprendre et apprécier le travail de ces vieux sonneurs, la musique de ces carillons primitifs, qui peuvent être encore, et malheureusement pas pour longtemps, entendus et enregistrés dans certaines villes et villages des pays ou régions qui font partie de ce que nous appellons maintenant l'Espagne. D'ailleurs ce n'est pas facile de traduire les mots techniques, qui décrivent leur travail, qui est nommé tocar campanas, c'est à dire "toucher cloches" (on ne joue pas, dans le double sens de jouer et jouir un instrument en castillan, la langue officielle de l'Espagne).

La plupart des cloches en Espagne peuvent être sonnées à la volée. Cette "volée" a un sens beaucoup plus large: elles peuvent tourner complètement, plusieurs tours dans les deux sens. Il faut insister car ces cloches qui oscillent, c'est à dire qui sonnent à la volée pour annoncer les fêtes presque partout en Europe, sont des cloches "de mort", pour les sonneurs en Espagne; on sonne le glas en sonnant les cloches "à la volée" tandis qu'on annonce ou accompagne la fête en faisant tourner complètement ces cloches. C'est ce qu'on appele voltear. Toutes les cloches sont surtout tintées, en déplaçant le battant avec les mains, des cordes, des chaînes, et beaucoup d'imagination. C'est ce qu'on appelle repicar. Un repique, qui est un mot à retenir, devient alors une sonnerie ou un carillon: un ensemble de rythmes avec un sens, un message. La traduction "carillon" semble douteuse, mais elle est parfois employée en français [par exemple FERDINAND FARNIER Guide du Carillonneur. Nouveau recueil de Carillons pour deux, trois, quatre et cinq cloches. Robécourt (Vosges) 1911]

Il y a souvent trois cloches placées dans les clochers des églises: les deux grosses, accordées avec une ou deux notes de différence, et appelées campanas; la petite, accordée deux ou trois octaves plus haut, est simplement la cloche à signaux, nommée cimbal, campano, esquila et plusieurs autres noms. Ce cimbal n'est pas consideré comme une cloche: le nom différent marque une exclusion, et il n'est pas d'ailleurs employé pour les repiques.

J'avais dit que le repique a le sens de "message": on sonne les cloches pour communiquer, pour accompagner certaines rites (ce qui devient au même car si l'on sonne pendant un certain rituel cela veut dire que la cérémonie est en train de se dérouler en ce même moment). Mais cela pose un double problème: si on emploie les deux cloches pour tous (ou presque tous) les messages, comment les gens reconnaissent le sens de la sonnerie? Et bien, le rythme est le message, c'est à dire que ce rythme, ordonné d'une telle façon, indique une certaine information. D'ailleurs, si une certaine structure rythmique doit être repetée plusieurs fois, le campanero essaiera de produire des variations de ce modèle "pour ne pas ennuyer les gens". Il ne pourra quand même dévier pas trop, car son propos n'est pas de produire de la musique, mais de l'information.

Un deuxième problème complique la question, tout en la rendant beaucoup plus intéressante: les langages locaux. Cela veut dire que les structures rythmiques et sonores des repiques sont très différentes d'un pays à l'autre (dans le sens d'une région à une autre) et même les sonneries d'une comarca ou "canton", un ensemble de villages autour d'une ville, n'ont qu'un certain "air de famille": les codes sont locaux, et je ne suis pas encore au point de pouvoir expliquer toutes ces différences.

Le premier repique a été enregistré à PLENAS (Aragón). L'une des deux cloches est tintée à la main, tandis que la même corde qui sert pour sonner la seconde cloche d'en bas est employée pour la copter à distance. La sonnerie annonce la grande-messe des jours de fête et elle suit la structure la plus commune: repicoteo - bandeo - repicoteo. C'est à dire: carillon - volée - carillon, pour le dire en mots français. Repicoteo et bandeo sont les mots du village employés pour désigner le repique et le volteo. À la fin il sonne une seule cloche pour indiquer qu'il s'agit bien de la première sonnerie pour la grande messe (sans cela le repique pourrait avoir d'autres sens).

  • repicoteo y bandeo - PLENAS (Aragón) sonneur: VICENTE LISO - 17 août 1984 - 3'52"

    La façon la plus employée pour sonner deux cloches est en attirant des cordes nouées aux battants des deux cloches. Ces deux cordes ont souvent un noeud au bout, qui empêche qu'elles échappent de la main du sonneur. Il ne pense plus à retenir la corde et il peut alors se concentrer à produire les rythmes désirés.

    Les deux étranges cloches que vous allez entendre sont des bonnes cloches castillanes, qui sont sonnées pendant une heure ou davantage. On dit qu'un sonneur castillan renommé fait "parler" ses cloches, c'est à dire qu'il produit des rythmes qui ressemblent à des récitations populaires.

  • molinera - PEDROSO DE LA ARMUÑA (Castilla-León) - sonneur: CANDIDO SALGADO GONZALEZ 28 septembre 1985 4'04"

    On dit que le son des cloches arrête les orages. Ces sonneries ont été jouées jusqu'à nos jours (c'est à dire jusqu'à 1960, à peu près), tous les jours à midi, du mois de mai jusqu'au mois de septembre. Le repique était appellé tentenublo, c'est à dire "arrête toi, orage!". Les sonneurs étaient presque partout des professionnels payés qui savaient que leurs sonneries arrêtaient vraiment les orages, et les renvoyaient au village d'à côté. Mais ils ne faisaient leur travail que s'ils étaient payés. Depuis quelques vingt ans les paysans ont cessé de donner du blé ou de l'argent pour cette sonnerie de protection, et les cloches ne sont plus sonnées à midi pendant l'êté. Pour ce repique on emploie, à nouveau, des cordes pour déplacer les battants des deux cloches.

  • a tentenublo - CARENAS (Aragón) - sonneur: HERMINIO RUIZ BENEDÍ - 4 juin 1984 - 1'09"

    Voici un autre repique qui annonce la grande fête d'un tout petit village, dans les Pyrénées, à une dizaine de kilomètres de la frontière de la France. On y voit, aussi, la façon toute spéciale qu'ils ont de faire tourner les cloches, qu'ils appellent baldear: la grosse cloche doit tourner lentement, sans s'arrêter, tandis que la petite cloche, plus rapide, doit être freinée pour sonner au même ryhtme que l'autre. Un des jeunes du village fait tourner trop vite la grosse cloche, et on lui dit de diminuer ses poussées, pour sonner avec la lenteur et gravité des grandes fêtes.

  • repique y baldeo - SIN (Aragón) - sonneurs: JOAQUIN SALUDAS, RAMON SALUDAS et plusieurs autres - 9 septembre 1984 - 4'17"

    Voici une combinaison de cloche qui tourne (cette fois-ci en restant arrêtée en l'air) tandis qu'une autre cloche est tintée. Cette sonnerie, tellement lente, qui semble être à propos pour les morts, annonce les plus grandes et joyeuses fêtes. Il s'agit, à nouveau, d'un village de Castilla, avec ses étranges cloches:

  • solen - YEPES (Castilla la Mancha) - sonneur: DAVID JUAREZ et plusieurs autres - 19 août 1983 - 3'52"

    Pour comprendre les messages il faut participer du code local: le repique qui suit, sonné de la pointe des doigts, annonce et accompagne la mort et l'entêrrement d'un adulte du village, sans indiquer son sexe.

  • repique de muertos - IBDES (Aragón) - sonneur: HERMINIO DELGADO - 13 septembre 1984 - 3'15"

    Nous avons vu et entendu plusieurs repiques joués sur deux cloches. Mais les petites villes avaient une ou deux cloches en plus, presque toujours suspendues aux fenêtres de la tour. Cela augmentait la richesse des sonneries, et demandait des techniques beaucoup plus elaborées. Voici un exemple à trois cloches: une sonnerie pour procession. Il ne s'agit pas d'annoncer mais d'accompagner une fête:

  • procesión - BINÉFAR (Aragón) - sonneur: JOSE Mª. MURILLO - 18 septembre 1984 - 59"

    Nous arrivons à des ensembles de quatre cloches, qui étaient, il semble, à l'origine des carillons, bien que ces cloches soient accordées d'une façon toute différente, qu'il faut étudier. La façon la plus simple, et sûrement l'une des plus efficaces, est de relier les battants en employant deux cordes: on peut sonner l'une, l'autre ou les deux cloches, en dependant de la façon dont on déplace les mains. Ce repique accompagne, encore aujourd'hui, certaines processions nocturnes, qui sont illuminées avec des grands feux.

  • hogueras UNCASTILLO (Aragón) - sonneur: PORFIRIO CASTILLO - 12 mai 1984 - 1'47"

    Parfois la troisième cloche, la plus basse, est sonnée avec un pied, tout à fait comme dans les plus grands carillons. Voici encore un autre repique pour les grandes fêtes:

  • repique - ALCORISA (Aragón) - sonneur: ELISEO ALQUÉZAR 6 juin 1984 - 1'34"

    Voici une autre combinaison de cordes qui permet de tinter quatre cloches à la fois. Le sonneur est vieux et malade, et il n'est pas capable de maintenir le rythme pendant longtemps, mais il voulait montrer les techniques qu'il employait lorsqu'il était jeune et fort:

  • repique - AGÜERO (Aragón) - sonneur: BITORINO VELARRE - 13 mai 1984 - 1'41"

    Voici un autre ensemble de quatre cloches, celles de la cathédrale de Barbastro: les deux petites sont sonnées à la main, tandis que les deux autres sont jouées en déplaçant les coudes. Les arrêts marquent des moments rituels d'une procession claustrale.

  • claustral - BARBASTRO (Aragón) - sonneur: JOSE Mª FIERRO - 8 septembre 1984 - 2'47"

    Les paroisses des villes avaient une vingtaine de sonneries différentes pour annoncer le sexe, l'âge, le status et l'importance sociale des morts. Ils employaient leurs quatre ou cinq cloches. Ce repique annonce la mort d'un homme, adulte et pauvre.

  • funeral de cascadera - HUESCA (Aragón) - sonneur: PASCUAL CALVETE - 5 juin 1984 - 3'02"

    Nous allons voir et entendre, finalement, un autre ensemble de quatre cloches. Un vieux campanero annonce la mort d'un adulte, en déplaçant mains et pieds. Il déborde la structure ryhtmique, il improvise, il essaie de créer et de communiquer en même temps. Cette sonnerie était jouée plusieurs fois pour annoncer le sexe (deux pour femme, trois pour homme) et la longueur de chaque sonnerie indiquait l'importance, la richesse du mort:

  • el de muerto - CARIÑENA (Aragón) sonneur: JOAQUÍN PINTANEL - 4 juin 1984 - 3'56"

    Vous avez vu et entendu plusieurs techniques et quelques uns des messages transmis à travers des cloches en Espagne pendant des siècles. Les cathédrales avaient plus de deux cent sonneries. Quelques soixante repiques étaient joués au clochers des paroisses des villes, et moins d'une douzaine au tours des villages.

    La plupart d'eux, plus du 99 %, a été perdue et les sonneurs, encore vivants, ont été remplacés par des moteurs électriques, plus prestigieux aujourd'hui. Ce sont donc d'autres rythmes, réguliers, monotones, répétitifs, sans aucune relation avec les sonneries traditionnelles. Presque tous les repiques ont été joués pour la dernière fois pour vous et pour nous: les sonneurs sont vieux et mal considérés, et il n'y a plus des jeunes qui veuillent apprendre à produire ces messages rythmiques, sonores, pleins de musique, à travers les cloches. Pourtant il y a de l'espoir: moins d'une dizaine de groupes de jeunes gens, á travers l'Espagne, recommence à jouer, à jouir des cloches...



    Il y a aussi deux autres sonneries sur ce vidéo-cassette, enregistrées à València, la ville où je suis né, et où j'ai connu les cloches. Il s'agit d'abord d'un vol de campanes, d'un ensemble de huit cloches qui tournent toutes à la fois, avec des règles très ellaborées, et avec des techniques dangeureuses mais très efficaces. Il s'agit d'un "nouveau groupe", qui sonne une fois par an, depuis 1971, pour conserver la tradition campanile. Nous jouons une dizaine de sonneries différentes, pour accompagner la fête baroque du Corpus Christi:

  • primer parà - VALÈNCIA (València) - groupe de sonneurs: CAMPANERS DEL PATRIARCA - 29 juin 1984 - 6'13"

    L'autre sonnerie, qui fut jouée pour un enregistrement digital, qui devrait être publié à Paris à la fin de l'année, est une pièce liturgique, un appel aux vêpres d'un jour nommé "de première classe". On tinte six cloches, tandis que la plus grosse tourne. Cette sonnerie est déjà décrite au XVème siècle, et elle fut jouée à la Cathédrale, d'une façon régulière, jusqu'à 1960. On ne la sonne plus, sauf pour la fête du Corpus, et par le nouveau groupe avant nommé

  • cor doble de primera classe privilegià - VALÈNCIA (València) - sonneur: ENRIQUE MARTIN DIEGO - le 7 juin de 1984 - 21'26"
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    LLOP i BAYO, Francesc (1992)
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    Actualització: 19-03-2024
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